« Crime et châtiment » : la madone et la putain

Je suis en train de relire Crime et Châtiment, un chef d’œuvre du romancier russe Dostoïevski, et j’aimerai m’arrêter plus longuement sur une scène qui m’a beaucoup touchée.

Sonia est une jeune fille qui incarne la bonté et l’innocence ; elle est contrainte de se prostituer pour subvenir aux besoins de sa famille, ce sacrifice fait d’elle une paria de la société : en monnayant ses charmes, elle perd sa respectabilité. Piotr Petrovitch, un homme imbu de sa personne et très mesquin, profite de sa vulnérabilité pour l’accuser à tort de vol, voulant assouvir ainsi une vengeance personnelle. Il sait bien que personne ne prendra la défense d’une prostituée et qu’il risque peu de chose en l’accusant, et d’ailleurs, il a bien préparé son coup. Il l’a piégé de sorte à la mettre dans une situation où toutes les apparences sont contre elle et toute une foule de personnes la croit coupable.

L’habit ne fait pas le moine

C’est dans ce moment dramatique, l’un des plus forts de tout le roman, qu’a lieu une scène d’une rare tendresse. Alors qu’un grand nombre de preuves l’accusent, alors que personne ne croit à son innocence, sa belle-mère, Katerina Ivanovna la prend dans ses bras pour la protéger et cherche désespérément à prouver qu’elle n’est pas une voleuse.

– Non, ce n’est pas moi. Je n’ai pas pris cet argent. Je ne sais pas, cria-t-elle d’une voix déchirante, en se précipitant vers Katerina Ivanovna. Celle-ci lui ouvrit les bras comme un asile inviolable, la serra convulsivement contre son cœur.

– Sonia, Sonia, je ne le crois pas. Tu vois que je ne le crois pas, criait Katerina Ivanovna, bien que la chose fût évidente, en la berçant dans ses bras comme un petit enfant ; et elle l’embrassait mille et mille fois, ou bien elle saisissait ses mains et y imprimait des baisers passionnés. Toi, voler ? Oh ! les sottes gens ! Oh ! Seigneur ! Sots, sots que vous êtes, criait-elle en s’adressant à tout le monde, mais vous ne savez pas, non, vous ne savez pas le cœur qu’elle a, la jeune fille qu’elle est ! Elle, voler ? Elle ? Mais elle vendra sa dernière robe et elle ira pieds nus plutôt que de vous laisser sans secours si vous êtes dans le besoin. Voilà comment elle est. Elle s’est fait délivrer la carte jaune parce que mes enfants à moi mouraient de faim ; elle s’est vendue pour nous !… Ah mon cher défunt ! mon cher défunt ! mon pauvre défunt ! Vois-tu tout cela ? En voilà un repas de funérailles, Seigneur ! Mais défendez-la donc ! Qu’est-ce que vous avez à rester là comme ça, Rodion Romanovitch ! Pourquoi ne la défendez-vous pas ? La croyez-vous coupable vous aussi ? Vous ne valez pas son petit doigt, tous autant que vous êtes ; Seigneur, mais défendez-la donc !

Crime et Châtiment, V, chap. III

Malheureusement, quand les apparences jouent contre nous, la seule chose qui peut faire douter le public c’est l’image que ce public a de nous et de notre moralité. Et c’est justement là que réside le problème. Sonia a beau être une figure christique, seules des personnes nobles de cœur peuvent le percevoir, or elles sont peu nombreuses. Katerina Ivanovna tente tant bien que mal de prouver que Sonia ne peut pas être une voleuse car cela irait à l’encontre de ses principes. Elle est une Juste. La scène est d’autant plus pathétique qu’il y a un hiatus entre ce que Katerina Ivanovna voit en la jeune fille et ce que les autres voient. Ne pouvant convaincre les Hommes, elle s’en remet à son défunt mari et à Dieu qu’elle invoque à plusieurs reprises.

J’ai trouvé cette scène très émouvante. Katerina Ivanovna est touchante d’humanité. En effet, quoi de plus humain chez une mère que de penser que son amour seul suffit pour protéger son enfant contre toutes les laideurs du monde ? Ici, ses bras sont le seul rempart de Sonia qui redevient un petit enfant. Et, une fois n’est pas coutume mais le miracle aura lieu. Le Seigneur va entendre l’appel de la mère éplorée et défendre Sonia.

Deux visions de la charité

L’innocence de Sonia contraste fortement avec la malveillance de Piotr Petrovitch. En effet, elle incarne la charité chrétienne. Katerina Ivanovna soutient que Sonia vendrait sa dernière robe pour venir en aide à autrui. Elle est donc capable de se dépouiller même du nécessaire. Cette image n’est pas fortuite. Elle renvoie dans un premier temps à Saint Martin de Tours, un légionnaire romain qui, une fois converti, a donné tout ce qu’il avait aux nécessiteux. Il est allé jusqu’à couper son manteau en deux pour le partager avec un pauvre. Bien que ce récit soit parfois moqué par ceux qui doutent du bon sens de Saint Martin et de l’utilité de partager son manteau, il n’en reste pas moins édifiant. Le bon chrétien doit être capable de se défaire de tout pour la survie de son prochain.

Un jour, au milieu d’un hiver dont les rigueurs extraordinaires avaient fait périr beaucoup de personnes, Martin, n’ayant que ses armes et son manteau de soldat, rencontra à la porte d’Amiens un pauvre presque nu. L’homme de Dieu, voyant ce malheureux implorer vainement la charité des passants qui s’éloignaient sans pitié, comprit que c’était à lui que Dieu l’avait réservé. Mais que faire ? il ne possédait que le manteau dont il était revêtu, car il avait donné tout le reste ; il tire son épée, le coupe en deux, en donne la moitié au pauvre et se revêt du reste. Quelques spectateurs se mirent à rire en voyant ce vêtement informe et mutilé ; d’autres, plus sensés, gémirent profondément de n’avoir rien fait de semblable, lorsqu’ils auraient pu faire davantage, et revêtir ce pauvre sans se dépouiller eux-mêmes. La nuit suivante, Martin s’étant endormi vit Jésus-Christ revêtu de la moitié du manteau dont il avait couvert la nudité du pauvre ; et il entendit une voix qui lui ordonnait de considérer attentivement le Seigneur et de reconnaître le vêtement qu’il lui avait donné. Puis Jésus se tournant vers les anges qui l’entouraient leur dit d’une voix haute : « Martin n’étant encore que catéchumène m’a revêtu de ce manteau. »

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Charit%C3%A9_de_saint_Martin

En disant que Sonia vendrait sa robe pour autrui, Katerina Ivanovna cherche à l’inscrire ainsi dans le rang des saints ce qui est une manière de redorer son image aux yeux de la foule. Mais elle ne s’est pas contentée de dire que Sonia vendrait son manteau, elle a choisi un habit féminin par excellence, la robe, ce qi n’est pas anodin. Une robe est un habit plus proche du corps que le manteau, elle cache l’intimité. C’est une allusion à peine voilée au fait que Sonia se prostitue pour sa famille, elle vend en un sens sa pudeur, sa vertu en tant que femme. Katerina Ivanovna affirme que non seulement elle marche sur les pas de Saint Martin mais elle va plus loin que lui, son sacrifice à elle est d’autant plus grand qu’elle se dépouille de quelque chose qu’il lui coûte beaucoup.

Par ailleurs, cette scène est un miroir d’une autre scène qui a eu lieu plusieurs chapitres plus loin. Ainsi, on a pu lire la vision que Piotr Petrovicth se faisait de la charité :

– Non ce n’est pas un lieu commun. Par exemple, on nous a enseigné jusqu’ici : « aime ton prochain » ; si je mets ce précepte en pratique, qu’en résulte-t-il ? continua Piotr Petrovitch avec une précipitation peut être un peu trop visible. Il en résulte que je coupe mon manteau en deux, que j’en donne la moitié à mon prochain, et que nous sommes tous les deux à moitié nus. Selon le proverbe russe, « à courir plusieurs lièvres à la fois on en attrape aucun ». Or, la science m’ordonne d’aimer ma propre personne par-dessus tout car tout repose ici-bas sur l’intérêt personnel. Si tu t’aimes toi-même, tu feras tes affaires convenablement et tu garderas ton manteau entier. L’économie politique ajoute que plus il se lève de fortune privée dans une société ou, en d’autres termes, plus il se fabrique de manteaux « entiers », plus elle est solidement assise sur ses bases et heureusement organisée. Donc, en ne travaillant que pour moi seul, je travaille, par le fait, pour tout le monde et je contribue à ce que mon prochain reçoive un peu plus de la moitié du manteau troué et cela non pas grâce à des libéralités privées et individuelles, mais par suite du progrès général. L’idée est simple, elle a malheureusement mis du temps à faire son chemin et elle a été longtemps étouffée par l’esprit chimérique et rêveur. Cependant, il semble qu’il ne faut pas beaucoup, beaucoup d’intelligence pour le comprendre pour se rendre compte…

Crime et Châtiment, II, chap. V

Piotr Petrovitch défend clairement des idées capitalistes qui vont à l’encontre de la charité chrétienne ce qui l’oppose profondément à Sonia. Il prétend que servir l’intérêt personnel sert d’une manière ou d’une autre l’intérêt général mais son raisonnement est discutable sur au moins deux points. D’une part, il n’y a pas de bornes au service de l’intérêt personnel, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’indicateur pour savoir qu’on a suffisamment œuvré pour soi et qu’il est temps de penser aux autres ; cela dépend de l’appréciation de chacun et le passage à l’universel peut ne jamais avoir lieu. D’autre part, sa posture est immorale. Il n’aime son prochain que comme un être qu’il rencontrera dans le futur, à un moment où il pourrait se permettre d’être charitable. La satisfaction de sa bonté à venir le dispense de se comporter de manière morale dans le présent en aidant le pauvre qui se trouve déjà près de lui

J’ai tenu à revenir sur ce moment du roman car une seule revue ne suffira pas à en souligner toute la beauté tant il y a à dire et à commenter. C’est un temps du roman si fort en émotion qu’il m’a été impossible de le lire d’une traite, il fallait que je fasse une pause pour faire durer le plaisir de l’indignation.

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