Annie Ernaux, une “intellectuelle organique” ?

Que dire de plus aujourd’hui sur Annie Ernaux qui n’ait déjà été dit en 2022, quand elle recevait le prix Nobel de littérature ? Lire Annie Ernaux fait toujours naître un certain malaise : l’irruption d’une littérature profondément différente dans le monde des prix littéraires et des belles lettres. Annie Ernaux n’écrit pas de romans comme il faut, avec des phrases interminables mais si bien tournées, qui racontent la misère et le dénuement mais avec un style si touchant. Pourtant c’est à elle que revenait le prestigieux prix Nobel qui lui confère une renommée internationale – quoique discutée. Qu’est-ce qui attire donc dans son œuvre que l’on peine à qualifier de belle ? En quête de réponses, j’ai pris le temps de lire deux livres parmi ses premiers écrits, Une Femme, et La Place.

Annie Ernaux s’est fait connaître dans le monde de la littérature par son style particulier. Son écriture se caractérise par un choix de phrases courtes et d’un vocabulaire courant. Elle accompagne ce choix d’une plume peu encline aux figures de style et aux images. Ce choix est fait délibérément ainsi qu’Ernaux l’écrit elle-même. Elle appelle ainsi son style un “style plat”.

« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou d’“émouvant”. […] Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles » La Place (p. 24)

Dans un article de 2015, la chercheuse Claire Stolz analyse l’écriture plate d’Annie Ernaux et met en évidence le rôle anthropologique que joue son style littéraire dans l’émergence de figures d’un réel sociologique difficile à saisir. Elle situe son écriture dans un champ littéraire auquel participent d’autres auteurs tels qu’Albert Camus ou Roland Barthes, c’est-à-dire le champ de la littérature sociologique11.  Cette forme littéraire est conçue dans le sillage des grands travaux de sciences sociales -notamment la sociologie et l’anthropologie – visant à parler de l’expérience des classes populaires et de la domination symbolique et économique des classes dominantes. Ernaux revendique donc un style emprunt de son origine de classe, qui existerait pour mieux la décrire.

« Il était impossible de ne pas dire d’où j’écrivais, comment j’écrivais et toutes les questions qui se posaient à moi parce que l’écriture est un acte social, que cet acte va entrer dans une société donnée2

Ce positionnement dénote une distance particulière avec une littérature plus classique. Celle-ci semble plus artificielle, plus mensongère en cela qu’elle ne ferait pas acte de son positionnement social. Il y a ici un conflit dialectique entre une littérature conçue comme outil politique et une littérature perçue comme un art en soi.

La Place et Une Femme sont deux récits autobiographiques en cela qu’ils racontent le monde d’Annie Ernaux, même s’ils se focalisent sur la vie et la mort de ses deux parents, qui en sont donc les personnages principaux. Publiés respectivement en 1983 et 1988, ils font partie des premiers romans d’Ernaux et sont encore aujourd’hui parmi ses œuvres les plus connues du grand public. Ces récits sont une fenêtre dans l’univers d’Annie Ernaux : elle y esquisse les contours de la vie de ses parents, de ce même style plat qui la rend si froide et sans émotions. 

Leurs décès y sont racontés de manière similaire  : la simplicité et le dépouillement des phrases donnent une sensation de détachement assez caractéristique d’un récit de deuil, mais rapidement, elle instaure une différence importante . Le récit de la vie de son père prend une tournure biographique, presque sociologique. Elle dira peu la vie intérieure de cet homme, ni ses propres émotions le concernant. À l’inverse, sa mère est décrite dans un récit beaucoup plus investi émotionnellement,comme pour lui donner plus de consistance.

« C’est une entreprise difficile. Pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. Elle a toujours été là. Mon premier mouvement, en parlant d’elle, c’est de la fixer dans des images sans notion de temps : “elle était violente”, “c’était une femme qui brûlait tout”, et d’évoquer en désordre des scènes, où elle apparaît. Je ne retrouve ainsi que la femme de mon imaginaire […]. Je voudrais saisir aussi la femme qui a existé en dehors de moi […]. Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute dans la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots […]. Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au dessous de la littérature. » Une Femme, p.22-23.

Sous la plume d’Annie Ernaux, la vie de ses parents nous apparaît comme le récit de vies difficiles, marquées par la pauvreté et l’angoisse du manque. Son père, né paysan, est raconté sous le prisme de l’ascension sociale. Il quitte sa campagne natale en rejoignant l’armée et découvre la ville. Ce récit d’un campagnard mal-à-l’aise dans son milieu d’origine fait écho à d’autres histoires de pauvreté et d’accès à la capitale comme un échappatoire à la misère.

C’est le récit d’une vie toute entière avalée par le mythe de l’ascension sociale et il aura transmis cette recherche d’ascension à sa fille. C’est cela qu’elle raconte. Du gamin joueur qui s’engage à l’armée pour quitter la ferme à l’adulte sans histoires  qui se consacre à améliorer un peu sa condition, il devient le père qui incite sa fille à s’en sortir par la culture – celle de l’esprit dont il n’avait eu que faire. Ce récit est ordinaire, mais il donne vie à un homme pétri des considérations, des aspirations et des craintes de son époque. S’élever, ne pas faire tâche, être bien sur soi, ne pas manquer, la vie chère.

Ce portrait contraste beaucoup avec celui qu’Ernaux fait de sa mère par la suite. Elle la décrit par l’émotion, la violence et la démesure. Sa mère est une femme dure. Déjà, dans La Place, elle fait la guerre aux pulsions plus “basses” de son mari, tient le foyer de la main de fer que ne peuvent bien décrire que les personnes ayant grandi dans ces milieux où la vie familiale s’exprime dans des rapports de force et de pouvoir omniprésents, malgré la tendresse ou la familiarité. Son personnage est ainsi celui par lequel s’exprime une forme de conscience de classe enracinée dans l’émotion autant que dans la violence du quotidien qui devient une forme de communication. 

« Par le régiment mon père est entré dans le monde. Paris, le métro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait tous égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu’un château. Il eut le droit d’échanger là ses dents rongées par le cidre contre un appareil. » La Place.

« Fière d’être ouvrière dans une grande usine […] Mais sentant tout ce qui la séparait, de manière indéfinissable, de son rêve : la demoiselle de magasin. » Annie Ernaux, Une Femme, p.31.

Le concept d’intellectuel organique est né sous la plume d’Antonio Gramsci entre 1928 et 1937. Il définit l’intellectuel comme une figure ancrée dans son rôle au sein de la société. L’intellectuel n’est pas celui qui use de son intelligence ou de sa connaissance, mais celui qui, de part sa position sociale, dispose d’un statut particulier et l’utilise pour faire avancer les idée de sa classe sociale d’adoption – c’est-à-dire la classe dominante – dans une guerre de mouvements et de positions constante3.

Un intellectuel organique serait donc celui qui serait issu de la production économique et culturelle d’un groupe social émergeant dans le champ social. Son rôle est ainsi d’accompagner la production économique et la lutte de terrain avec une production intellectuelle visant à conscientiser le groupe sur ses intérêts de classe. Annie Ernaux, en tant que transfuge de classe, raconte l’ascension sociale de ses parents – et donc la sienne – et fait un effort conscient de s’inscrire dans une tradition littéraire très proche de la sociologie bourdieusienne. Ce faisant, elle fait sienne une lecture politique de la vie sociale qui lui donne la légitimité de se dire écrivaine engagée. Peut-on néanmoins dire d’elle qu’elle est une intellectuelle organique des classes populaires ?

D’abord, il faut revenir sur les critiques qu’elle a subies après l’obtention de son prix Nobel. De L’Express à Radio France, de nombreuses voix se sont élevées pour la critiquer, un article de Causeur  déplorant même la “déchéance de la littérature française”4. Ces médias dans lesquels nombre d’écrivains, de philosophes ou d’éditorialistes ont pignon sur rue constituent un champ dans lequel le positionnement social et les choix littéraires d’Annie Ernaux créent une conflictualité. Elle y apparaît moins légitime, son origine sociale est remise en question, ses qualités littéraires et artistiques sont niées. En cela, elle remplit bien la fonction d’apporter une certaine conflictualité de classe dans des milieux habituellement fréquentés par les élites françaises.

En revenant au texte de ses romans, une autre Annie Ernaux apparaît cependant. Les universitaires encensent son style plat pour ses qualités socio-anthropologiques et il est certain que de nombreuses personnes issues des classes populaires reconnaîtront leurs tribulations et celles de leurs proches dans ses mots. Il y a cependant dans ses mots et notamment dans sa description du langage, une faille profonde, une violence intestine contre sa classe d’origine qui sera perçue comme telle. Ainsi qu’elle l’écrit elle-même, Annie Ernaux cherche dans son écriture à historiciser le récit de la vie de ses parents et par conséquent à en faire un récit de classe.

« J’essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits de personnels de caractère, mais de les situer aussi de son histoire et sa condition sociale. […] Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner de sens. » Une Femme, p.52.

Dans ce récit de classe, demeure le regard d’une transfuge c’est-à-dire l’héritage de la honte ressentie. Cette honte est puissante lorsque dirigée contre les classes dominantes, c’est vrai, elle dit aussi la distance qui les sépare de personnes comme les parents d’Annie Ernaux. Elle traduit néanmoins une incapacité à saisir et percevoir la force vive de la culture des classes populaires. Sa focalisation sur l’aspiration des siens à abandonner la langue qui est la leur ne participe pas d’un discours d’émancipation et en cela, elle est incapable de mobiliser les forces vives de populations en lutte pour conserver et préserver une langue et une culture qui représentent leurs modes d’expression et leur richesse.

« Pour mon père, le patois était quelque chose de vieux et de laid, un signe d’infériorité. Il était fier d’avoir pu s’en débarrasser en partie, même si son français n’était pas bon, c’était du français. » La Place.

Ainsi, je ne peux dire si Annie Ernaux est une “bonne” intellectuelle organique, ni même s’il est possible d’en être réellement. La force des récits d’ascension sociale réside dans ce qu’ils peuvent contredire de l’idéologie du mérite. Ils n’en demeurent pas moins les récits de réussites individuelles et ne peuvent malheureusement pas évoquer la force des opprimés qui sont toujours en lutte contre leurs oppresseurs.

Dans son œuvre, Annie Ernaux s’est employée à faire vivre des récits que l’on ne voit pas dans la littérature intellectuelle. Elle a pour cela travaillé un style particulier et efficace tout en choisissant le meilleur sujet d’écriture : sa propre vie et celle des siens. C’est au nom de ce travail qui est tout à la fois littéraire et politique qu’Annie Ernaux peut être considérée comme une écrivaine fondamentale de la gauche française.

  1. De l’homme simple au style simple : les figures et l’écriture plate dans La Place d’Annie Ernaux ↩︎
  2. Rabate, D. & Viart, D. (dirs) (2009) : Écritures blanches, Saint-Etienne, Publications de l’université de Saint-Etienne, p.102. ↩︎
  3. Gramsci, Antonio. « IV. Les intellectuels », , Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, sous la direction de Gramsci Antonio. La Fabrique Éditions, 2012, pp. 132-158. ↩︎
  4. Isabelle Larmat -10 octobre 2022 Annie Ernaux, ou la déchéance de la littérature française
    Une écrivaine encensée par les sectaires de la Nupes. ↩︎

>> La Place, Annie Ernaux (édition Folio)

>> Une Femme, Annie Ernaux (édition Folio)

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