Si le Philoctète de Sophocle connaît une fin heureuse – les dieux aidants – il n’est pas permis d’en espérer autant dans la pièce d’Heiner Müller. Dès le début, le Prologue nous avertit que la pièce ne va pas édifier l’âme des spectateurs, bien au contraire. Ces derniers doivent s’attendre à voir les personnages évoluer dans un monde où tout est permis. Même si le texte d’Heiner Müller suit pas à pas celui les traces de son prédécesseur, le dramaturge allemand prend des libertés dans la construction de ses personnages. Ils semblent plus mauvais, plus manipulateurs et usent sans retenu d’un langage cru pour dire leur douleur ou leur colère. Certes, à la fin de la pièce nos trois personnages – Philoctète, Ulysse et Néoptolème – quittent l’île de Lemnos pour se rendre à Troie, mais chacun a le sentiment d’avoir été contraint à une chose qu’il répugnait à faire.
Le jeu du mensonge et de la vérité
Le Philoctète d’Heiner Müller pose la question du mensonge et de la vérité. Ulysse ne s’en cache pas, les dieux auxquels il se fie sont Hermès, le dieu du commerce, et Athéna, la déesse de l’intelligence guerrière. L’un manie à la perfection le langage pour rendre sa marchandise plus désirable qu’elle n’est en réalité et pour combattre les réticences du chaland. L’autre, aussi belle que stratège est habile à trouver la meilleure issue face à une situation périlleuse.
Dix ans après que les Grecs ont abandonné Philoctète dans une île déserte, Ulysse est envoyé à Lemnos pour convaincre leur ancien compagnon de venir les aider à faire tomber Troie. Il sait bien combien grande est la haine que Philoctète leur porte c’est pourquoi il se sert de Néoptolème, le fils du défunt Achille, comme intermédiaire. A un discours de vérité, il préfère la ruse qui est pour lui le meilleur expédient pour se sortir de situations délicates. Pour s’assurer que l’ambassade va réussir, il prend bien soin de dire au jeune héros quel plan d’action suivre et à quels arguments recourir pour amadouer Philoctète.
Néoptolème n’est plus le jeune homme niais assoiffé de gloire qu’il était chez Sophocle. Il voue une haine véritable à Ulysse à qui il reproche d’avoir récupéré les armes de son père, armes qui devaient lui revenir à lui. Peut-être pense-t-il qu’aider à détruire Troie est une manière de donner un sens à la mort de son père et de prouver également qu’il est digne d’un si grand héros.
Face à un jeune homme indocile et plein de colère, Ulysse reste conscient que grâce à son âge et à son expérience de la guerre, le rapport de force est en sa faveur. Mais loin de se montrer magnanime, il dit clairement à Néoptolème qu’il n’est qu’un moyen dont il se sert pour arriver à ses fins. La haine du jeune homme sera son meilleur argument car elle permettra à Philoctète de s’identifier à cette victime supplémentaire d’Ulysse. Ayant un ennemi en commun, il lui fera plus facilement confiance. Autrement dit, pour qu’un mensonge soit efficace, il doit contenir un maximum d’éléments vrais, voire être en tout semblable à la vérité. Seules les véritables motivations du discours sont mensongères.
ULYSSE : C’est parce qu’en cela tu n’as nul besoin de mentir
Que je t’ai choisi pour m’aider dans mon plan.
Car disant la vérité tu mentiras de façon plus crédible
Et l’ennemi jettera l’ennemi dans mon filet.
Quand la honte te fera rougir, il croira que c’est la fureur
Ce sera elle peut être, et toi même tu ne sauras pas
Ce qui te fait monter plus vite le sang aux tempes
La honte parce que tu mens ou la fureur parce que tu ne mens pas
Et ta vérité sera pour lui d’autant plus crédible
Que le mensonge fera à ton visage un masque plus foncé.
Ce cynisme affiché est sans doute un moyen de mettre le jeune homme dans les meilleures dispositions pour la réussite de sa mission. Cependant, il est intéressant de noter que la conception du héros chez Heiner Müller diffère beaucoup de celle qu’on retrouve dans l’épopée homérique. Le héros n’est plus un homme à la force incommensurable capable d’accomplir des aristies et dont la présence seule décide de la réussite ou de l’échec d’une bataille. La valeur d’Achille ne résidait pas dans sa force et l’utilité de Philoctète ne repose pas sur son arc. Les deux hommes ont chacun une troupe qui leur obéit et qui, sans leur chef, refuse de se battre à Troie. Ulysse explique la situation à Néoptolème sans faux-semblant :
ULYSSE : […] J’ai besoin que tu sois vivant et toi, encore, que je le sois.
Derrière ma lance se tiennent mille lancesPar le hasard de la naissance, derrière la tienne mille
Et mille lances sont avec lui conservées
Ou perdues, si tu me fais défaut.
C’est pourquoi je t’ai traîné jusqu’à Troie
[…] Nous avions besoin de toi pour les jeter dans la bataille
Comme nous avons besoin de lui à présent pour y jeter ses hommes
Pas de ton bras, peu habile au massacre
Pas de son bras à lui seul peu utile.
Aux yeux du lecteur, Néoptolème et Philoctète sont dans la même position. Les deux ne sont que des instruments dont Ulysse se sert pour arriver à ses fins. L’un comme l’autre est utile parce qu’eux seuls peuvent exhorter leurs peuples respectifs à se battre encore après tant d’années de guerre.
Quant au fils de Laërte, il apparaît comme un véritable marionnettiste qui étouffe toute liberté chez ses proies. Sa capacité à analyser une situation, à identifier les rapports de force et les intérêts de chaque partie font de lui un bon stratège tandis que son aptitude à trouver le discours qui convient le mieux lui permet de ruser. Pour lui, mensonge et vérité sont interchangeables c’est pourquoi il n’hésite pas à se contredire. Sa confiance envers le verbe est complète. D’ailleurs la fin de la pièce lui donne raison puisqu’en dépit du refus de Philoctète de se soumettre et d’accepter ainsi d’être considéré comme un outil qu’Ulysse manipule à sa guise, les trois personnages s’en retournent à Troie.
Ni dieux ni maîtres
L’amour de la patrie
Malgré leurs mésententes, Ulysse et Néoptolème partagent une valeur commune qu’ils placent au-delà de toute autre : l’amour de la patrie. Cet amour nécessite moult sacrifices. En prenant le large, les Grecs ont laissé derrière eux père, mère, femme et enfants pour une cause qui les dépasse. Pour le roi d’Ithaque les choses sont simples. A cause d’une morsure de serpent, Philoctète était inapte au combat et ralentissait les siens. Il était naturel de s’en défaire comme on le fait avec les réformés de l’armée. Comme il s’avère à nouveau utile, il doit être réintégré au corps des Grecs. De même, malgré ses réticences, Néoptolème ne peut pas se laisser aller à sa colère et abandonner sa mission au risque de se comporter en déserteur, devenant ainsi un objet de mépris pour les siens.
Philoctète, un traitre à sa patrie ?
Pour Philoctète, il en va tout autrement depuis que les siens l’ont abandonné. Ses nombreuses années de solitude l’ont amené à haïr les Grecs et tout ce qui renvoie à eux. Comme il l’explique à Néoptolème, l’exil auquel il a été contraint a dissout tout patriotisme pour laisser place à un sentiment de révolte :
PHILOCTETE : Car des Grecs m’ont jeté sur ce rocher saumâtre
Moi blessé à leur service
Inapte au service avec cette blessure
Des Grecs l’ont vu et n’ont pas fait un geste.
Vois les restes de mon vêtement dans le vent de l’exil
Vois de tes yeux ce qui reste du Grec
Un cadavre qui se nourrit de sa tombe.
Dans le Philoctète d’Heiner Müller, l’isolement de Philoctète est total. Jamais aucun navire ne s’est arrêté à Lemnos. Face aux jours qui s’écoulent et se ressemblent, il a perdu toute notion du temps et n’ayant face à lui aucune altérité, il ne sait même plus à quoi il ressemble. En même temps que l’arrivée de Philoctète l’effraie et le pousse à être alerte à tous signal de danger, il se rend compte combien il a besoin de faire partie d’un groupe. La langue grecque qu’il s’était également mis à haïr parce que les usagers l’utilisent pour mentir et tromper leur semblable devient douce à ses oreilles quand elle provient d’un autre. L’espoir de revoir sa famille renaît et il implore Néoptolème de lui faire quitter l’île.
Philoctète, le héros de la liberté ?
Dans un premier temps, Néoptolème exécute le plan comme prévu. Mais pris de remords, il avoue tout à l’infirme. Il est persuadé que ce dernier comprendra qu’il a plus intérêt à coopérer qu’à résister et qu’il quittera l’île de son plein gré. Mais Philoctète est inflexible, il ne contient plus sa haine et vomit des insultes.
Philoctète est le héros de la liberté dans la mesure où il ne se soumet pas à Ulysse, même lorsque le rapport de force est en sa défaveur. Il refuse d’oublier sa haine pour servir sa patrie. Il sacrifie même ses propres intérêts, la possibilité de guérir et de rentrer chez lui en héros, au nom de la souffrance qui fut la sienne.
Cependant, on est bien obligé de reconnaître qu’il n’est libre que dans les mots. C’est par eux qu’il veut anéantir ses ennemis. Ses longues tirades traduisent bien sa jubilation, les descriptions de ce qu’il aimerait que ses ennemis subissent ne l’apaisent que dans un cadre discursif. Les injures et les imprécations trahissent son impuissance à agir. Mais malgré tout cela, les paroles de Philoctète n’ont aucune vertu magique et restent du vent. Il n’y a pas non plus d’intervention divine, de deus ex machina pour résoudre l’intrigue. C’est mort que Philoctète frôlera pour la première fois le sol de Troie. Malgré ses souhaits de s’évaporer pour ne pas être contaminé par les Grecs, le corps sans vie du malheureux roi de Lemnos servira encore une fois d’instrument à la ruse d’Ulysse.
>> Philoctète, Heiner Müller (Edition Les Editions de Minuit)
Une réflexion sur “« Philoctète », Heiner Müller – 2/6”