Qu’elle nous pousse à nous interroger sur ce que nous entendons par le bien et le mal, le juste et l’injuste, ou encore le beau et le laid, nul n’en disconviendra, l’activité philosophique est utile. Elle est créatrice de concepts qui permettent de penser le monde et de mieux comprendre l’humain. Mais que peut-elle face à la mort ? Quand il s’agit de notre propre mort, les subterfuges pour cesser de s’en inquiéter ne manquent pas. Se perdre dans le divertissement, se battre pour une cause qui nous dépasse pour laisser une trace de notre passage sur terre ou encore œuvrer pour le salut de son âme sont autant de consolations de notre propre finitude. Mais qu’en est-il de la mort des autres, de ceux qu’on aime mais qu’on ne peut ni faire revenir ni oublier ? Qu’en est-il de la mort d’un enfant à qui on a donné la vie, qu’on a soigné avec amour et dévotion, persuadé que l’ordre des choses veut qu’il nous survive ? Quand la nature ne respecte pas ce pacte que nous pensions avoir conclu avec elle, que peut la philosophie ?
Optimiste, Sénèque défend que la philosophie peut nous consoler de la perte de ceux qu’on aime. C’est la gageure qu’il se propose de soutenir dans la lettre de consolation qu’il adresse à Marcia. Cette fois-ci, il ne se contente pas d’un traité de philosophie. Exhorter Novatus à ne pas se laisser enflammer par la colère comme il le fait dans son De ira est chose aisée. On ne peut pas en dire autant quand il s’agit de consoler une mère qui porte le deuil de son enfant. Il ne s’agit pas de se préparer à une souffrance à venir mais de surmonter une souffrance qui est déjà là et qui perdure.
La philosophie, la médecine de l’âme
Face à une telle situation, Sénèque prend la posture du médecin. Il est intimement convaincu de la force de son art. De même que le médecin est convaincu de la capacité de son art à guérir les maux du corps, de même Sénèque est persuadé que la philosophie stoïcienne peut nous aider à surmonter le deuil, l’exil, la pauvreté, le déshonneur, en somme, tous les maux qui nous tombent dessus et qui peuvent nous anéantir.
Le philosophe ne s’adresse pas à n’importe qui. Il reconnait et applaudit la force morale de sa patiente. Par le passé, Marcia avait déjà fait preuve de courage et d’endurance face à l’adversité après l’exil de son père et la décision de ce dernier de se donner la mort pour sauver son honneur. C’est parce qu’elle est vertueuse qu’il décide de la consoler : elle est suffisamment forte pour appliquer les préceptes qu’il lui recommandera. Cette vertu est indispensable à l’activité philosophique et Marcia en est largement pourvue pour une femme, précise Sénèque. Cette vertu la met même au nombre des hommes les plus vertueux. Si ce compliment est de nature à hérisser les poils des féministes, il faut tout de même rappeler que la vertu est une qualité proprement masculine pour un Romain. Le mot de virtus est d’ailleurs un dérivé de vir qui signifie l’homme, le mâle. La qualité féminine équivalente est le pudor, qualité dont les femmes de son temps manquent cruellement constate le philosophe. Sénèque pense même que les femmes ont souvent une âme molle qui les rend impropre à philosopher. Il n’en demeure pas moins que Marcia devait prendre cela pour un grand compliment et une marque d’estime.
Cette flatterie a trois fonctions : d’abord « capter » la bienveillance de sa patiente et lui donner envie de lire le reste de la lettre, puis l’obliger à montrer qu’elle est digne de l’estime qu’il lui témoigne en mettant en application ses conseils, enfin se présenter lui-même comme un homme expert en la matière et digne de trouver les mots capables de sortir Marcia d’un deuil de trois ans, elle que ni les douces paroles de ses amis ni les exhortations d’autres philosophes n’ont pu aider.
L’argument de la bienséance…
De prime abord, Sénèque tient à préciser qu’il ne va pas énoncer les poncifs du discours de consolation. Ce type de discours est très convenu et appartient à la rhétorique épidictique : une rhétorique d’apparat dont l’objet est le beau et le laid moral. De ce genre de discours découle le premier argument de Sénèque pour lutter contre un deuil trop long. C’est sans doute l’argument qui m’a le plus déroutée. Selon l’auteur, il est naturel de pleurer la mort de son enfant mais cette tristesse doit avoir une durée raisonnable. Il est inconvenant de porter longtemps un deuil, de refuser de vivre et de voir du monde. C’est non seulement une injustice envers ceux qui restent mais ce qui est plus surprenant encore, cette tristesse démesurée est une forme de sauvagerie.
Ce premier argument se fonde d’une part sur la vertu-même de Marcia, c’est-à-dire son zèle à accomplir son devoir, d’autre part sur la sagesse grecque que condense la formule « rien de trop » (Μηδὲν ἄγαν). Cette conception de ce qui convient en matière de deuil a heurté mes oreilles de moderne. Cela m’a paru étrange de mesurer la tristesse d’autrui et de juger si elle était raisonnable ou non, tant elle me semble intime, personnelle et difficile à quantifier. Cet étonnement fut une occasion de me rappeler la distance qui nous sépare de l’Antiquité. Pendant l’Antiquité comme pendant le Moyen Age, l’individu n’est rien sans le groupe. Si à notre époque une personne qui tombe dans la dépression après le décès d’un proche et qui se coupe du reste du monde se nuit à elle-même, il n’en est pas de même à des périodes plus reculées où l’individu n’existe que dans la mesure où il évolue dans un groupe et interagit avec lui. Quand il vient à manquer à ses devoirs, il nuit d’abord à la collectivité.
… et celui de la finitude humaine
Le second argument auquel Sénèque a recours est le plus attendu vu les circonstances, c’est l’argument de la nature humaine. Donner la vie à un enfant c’est accepter qu’il est un être mortel et qu’il est voué à mourir. S’insurger contre cet état de fait c’est manquer de bon sens ou faire preuve d’orgueil en croyant que le malheur n’arrive qu’aux autres et qu’il ne peut pas nous toucher nous. A ce sujet, Sénèque fait un beau développement que je ne peux m’empêcher de reprendre ici.
Si le topos du Memento mori était un indispensable pour inviter Marcia à se souvenir de ce que signifie être mortel et de la dimension animale de l’homme, le Carpe diem, l’invitation à jouir du temps présent et de ceux qu’on aime tant qu’ils sont là est plus surprenant chez le philosophe stoïcien. Et c’est cet aspect humain qui rend Sénèque plus attachant. Dans une lettre à Lucilius, il assumait le fait de picorer des idées parfois chez les Épicuriens en arguant que ce qui l’intéressait le plus était la progression vers la sagesse plutôt que le dogme d’une école de pensée. C’est cet optimisme, ce plaisir à vivre qui fait de Sénèque un auteur aussi agréable à lire.
Consolations, Sénèque éd. Belles lettres