Il est des moments où, oublieuse de ma nature faillible et terriblement humaine, je conçois des projets démesurés. Je vois avec une netteté déconcertante mon projet achevé. Il me semble même que je peux en caresser les contours du bout de mes doigts avant de réaliser dans la douleur la distance qui sépare l’idée de la chose. Quand je me rends compte que j’ai dépensé toute mon énergie à rêver plutôt qu’à œuvrer, j’essaie avec peine d’oublier le projet que j’avais longtemps nourri dans mon âme et de ne plus penser à la culpabilité qui me mord.
Un projet ambitieux…
Il y a quelques mois à peine, j’avais conçu un projet immense, un projet magnifique, LE projet littéraire de l’année 2021. Je voulais étudier avec méthode et exhaustivité la figure de Didon, un personnage qui me fascine depuis très longtemps. Mes idées étaient très claires et je ne comptais économiser ni mon temps, ni mon argent, ni mon énergie pour mener à bien cette étude.
Je me voyais remonter dans un premier temps jusqu’aux traces de la Didon historique avant d’analyser comment Virgile l’avait immortalisé dans l’Enéide. Je me voyais déjà comparer la Didon épique du poète national romain à la Didon élégiaque d’Ovide dans les Héroïdes. Je désirais comprendre pourquoi la littérature chrétienne avait décidé de la fouler aux pieds en la considérant comme l’incarnation païenne du péché et de l’impiété. J’étais curieuse de savoir si le Moyen-Age avait été plus tendre et si Dante avait essayé de l’absoudre. Il me tardait enfin de me fâcher contre Scarron qui l’avait affublée de l’ignoble nom de Didon la grosse dondon et j’espérais enfin voir des autrices modernes traiter cette matière mythologique et historique avec toute la révérence qu’il faut pour lui rendre la noblesse qui est la sienne. Autrement dit, le projet immense et magnifique avait pour nom : DIDON DE L’ANTIQUITÉ A NOS JOURS.
…menacé par la procrastination

Persuadée que la première étape de ce parcours ne pouvait être réalisée qu’après la relecture de l’Enéide, le projet prit tristement fin avec le chant IV quand, éprouvée par les drames de la vie quotidienne, l’ennui et le découragement, je me suis rendu à l’évidence : il n’était pas impossible que je n’aille pas au bout de ma démarche, voire que je ne fasse pas même le premier pas ! Peut-être avais-je déjà épuisé toute mon énergie à rêver ce projet. Peut-être cela lui avait porté malheur…
A la simple pensée de mon blog, j’entendais des accords de Thrill is gone résonner tristement dans ma tête. Cette chanson est pour moi la représentation musicale de la fin d’un temps heureux. Je m’imagine assise dans la pénombre, dans un bar miteux du Mississippi, buvant mon chagrin et songeant à mes amours perdues. Je ne suis même plus gênée par le bruit des semelles de la serveuse qui craquent sur le parquet poisseux. Comme dans un rêve, les notes de musique se mêlent à la fumée de mon cigare…
J’essayais avec peine d’oublier cette « faute », de me pardonner et d’aller de l’avant. Sans succès. Je décidai alors, en guise de consolation, de lire tout de même le Roman d’Enéas, une réécriture médiévale de l’Enéide non seulement parce que cela faisait plusieurs années que je voulais le lire, mais aussi, tout simplement, parce que l’avais déjà acheté.
Une fois ma lecture terminée, vint le moment de rédiger ma chronique. Je me retroussai les manches et m’attelai à l’écriture de ce qui devait être mon premier article du mois de mai. Je ne pouvais pas passer sous silence le fait que cette chronique s’inscrivait dans un projet critique plus ambitieux. Il fallait lui donner au moins cette matérialité-là. Il ne m’était pas possible non plus de donner les enjeux du roman sans rappeler les grandes lignes de l’Enéide. En effet, comment commenter une traduction sans parler de la source ? J’avais déjà noirci quatre pages avant même d’avoir rédigé une ligne sur Le Roman d’Eneas !
A la fin, l’espoir renaît !
Cette nuit-là, je m’endormis avec une satisfaction immense. J’étais heureuse d’avoir écrit après un long mois d’avril de remords et de culpabilité rempli. Un sourire de soulagement ne quittait pas mes lèvres car, après avoir passé des semaines à me répéter que jamais plus je ne pourrais écrire, que ce projet maudit avait définitivement tari mon énergie créatrice, j’écrivais !
Le lendemain matin, je fus réveillée par le doute. Et si même les plus vaillants de mes lecteurs trouvaient la chronique du Roman d’Enéas trop longue ? Et s’ils étaient découragés par cet article où je mêle mes confessions sur la procrastination aux intrigues à tiroirs de l’Enéide ? Je ne souhaitais pas non plus écrire « l’article qui n’était pas fait pour être lu. »
Peu à peu, dans ce ciel lourd de nuages, une timide tache bleue commençait à émerger. Je m’autorisais à croire à nouveau que je pouvais donner à cette histoire une autre fin. Une fin heureuse. Je pouvais mener ce projet critique à bien ! Après m’être serrée vigoureusement dans mes bras, je (re)décidai d’étudier les traces littéraires de Didon de l’Antiquité à nos jours et de publier un article programmatique où je ferai part de mon projet. Cet article, c’est celui-ci.
