La colère_ gravure de Sébastien Leclerc_BM Lyon

« L’Art d’apaiser la colère », Sénèque

Qu’est-ce que la colère ?

L’Art d’apaiser la colère ou le De ira est un traité de Sénèque où (sans surprise) l’auteur explique comment faire pour contrôler au mieux cette émotion qui nous met hors de nous et qui bien souvent nous pousse à accomplir des actions ou à prononcer des paroles que nous regrettons amèrement une fois l’émotion passée.

Pour Sénèque, la colère est une émotion très nocive, elle mène à la haine et à la destruction de l’autre. Il faut absolument œuvrer pour l’annihiler car elle ne saurait vivre dans le cœur du sage, d’ailleurs il est impossible de la domestiquer. Il la compare souvent à un torrent dévastateur ou à une maladie qui ronge l’âme et détruit le corps. Ce qui est particulier avec la colère, c’est que non seulement un individu peut la ressentir envers un autre individu et les deux deviennent ennemis mais encore, un peuple peut ressentir de la colère envers un autre peuple ce qui mène à la guerre.

Bien que ce soit une émotion naturelle, elle est signe d’une laideur l’âme et le sage stoïcien doit la chasser de son cœur. Elle montre que la personne qui la ressent a été frappée dans son amour-propre, dans son estime d’elle-même. Or le sage ne doit pas permettre à n’importe qui de le blesser dans son estime, sinon il ne serait plus sage. La description que Sénèque fait de l’homme en colère est d’ailleurs un repoussoir ; il accuse la colère de faire perdre son humanité à celui qui s’y abandonne :

Rien ne révolte autant les regards que ce visage menaçant et farouche […], que ces veines gonflées, ces yeux roulant et s’échappant presque de leurs orbites […]. Impatient de dévorer leur proie, les dents se choquent avec le grincement du sanglier qui aiguise ses défenses […]. Ajoutez encore sa respiration entrecoupée, ses pénibles et profonds gémissements […] ses discours traversés d’exclamations soudaines […]. Oui, le tigre lui-même […] paraît encore moins féroce que l’homme enflammé par la colère. (L’Art d’apaiser la colère, IV, éd. Mille et une nuits)

Colère mêlée de rage, colère mêlée de crainte, extrême désespoir_ gravure de Sebastien Lecler_BML
Colère mêlée de rage, colère mêlée de crainte, extrême désespoir_ gravure de Sébastien Leclerc_BMLyon

La colère et moi

Si je n’ai pas été convaincue par le fait que la colère est mauvaise, en tout cas, la lecture de cet ouvrage m’a poussée à m’interroger sur les méfaits de la colère. Il y a quelques temps, j’ai ressenti beaucoup de colère, une colère dévorante, une colère si grande que je me réveillais à 5h du matin et me mettais à ruminer. J’avais l’impression que ma colère, ma rage, mon sentiment d’injustice me rongeaient. S’il fallait utiliser une image pour parler de la colère, je la comparerais à un brasier. Tant qu’on garde la colère en soi, c’est nous qu’elle consume mais quand on la fait sortir, quand on la dirige vers les objets de notre colère, alors on s’en libère.

Dans mon éducation, il ne fallait pas se mettre en colère, du moins, il ne fallait pas la manifester. De fait, si on fait éclater la colère devant des personnes à qui on doit une certaine révérence, on risque de leur manquer de respect. Car la colère ne s’exprime pas avec des mots fleuris. La conséquence de cela est qu’on devient soumis, on envoie le message qu’on peut tout supporter, qu’on peut nous manquer de respect impunément. Et cela finit par être le cas !

J’ai décidé cette fois-là de laisser parler ma colère et j’ai dit franchement le fond de ma pensée à la personne qui en était l’objet. Évidemment, nous nous sommes disputées. Évidemment, j’ai eu des mots très durs. Et évidemment, nous ne sommes plus en bons termes désormais. Cela me peine, cela la chagrine. Mais malgré tout, je me sens libre. Le sentiment de liberté et de paix que je ressens méritent largement le sacrifice de cette relation.

Je pense maintenant que la colère est saine. Elle montre que l’autre personne est en train d’ébranler quelque chose de profond en nous et qu’il faut agir et agir vite, il faut redéfinir les bases, les limites de ce qu’on permet et de ce qu’on ne tolère pas. Pourtant, la lecture de Sénèque me fait remettre mes certitudes en question.  Je crois qu’être en colère est le signe d’une laideur morale car on utilise son énergie à faire du mal à autrui. Pourtant, je ne suis pas convaincue par l’idéal du sage stoïcien, cette personne inébranlable voire inhumaine. J’y vois tout de même un soupçon de lâcheté.

Comment vaincre la colère ?

Et maintenant qu’on a dit ce qu’elle était, comment la vaincre ? Sénèque le moraliste nous donne des réponses très précises à cette question, il ne se contente pas de décrire un problème puis de faire des réprimandes. Il fait mieux, il nous accompagne dans notre volonté de changer ; c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’adore Sénèque. J’ai retenu trois solutions que j’ai agrémentées de quelques mises en situation.

Solution n° 1 : La colère peut être provoquée par autrui, c’est pourquoi il faut éviter les confrontations ainsi que les sujets propres à nous mettre en colère. On doit donc bien se connaître et être conscient de ce qu’on est capable de supporter.

Mise en situation n° 1 : Karim a remarqué que depuis quelques semaines Abdou lui jette de mauvais regards quand il l’aperçoit et ne répond pas à ses salutations. Sachant qu’il ne supporte pas les critiques, va-t-il tout de intercepter Abdou dans un couloir et lui demander pourquoi il agit ainsi ou bien va-t-il se dire que si Abdou est courageux, il viendra lui faire part de son mécontentement pour qu’ils trouvent une solution ensemble ?

Solution n° 2 : Comme la colère nous rend méchants et nous donne envie de nuire à l’autre, on peut, pour la vaincre, se montrer empathique, se mettre à la place de l’offenseur. Comprendre les motivations des autres fait souvent tomber notre colère. En effet, il n’agit pas forcément dans le but de nous faire du mal.

Mise en situation n° 2 : Pendant la pause-café, Marie n’a pas répondu à notre salut pourtant chaleureux. Faut-il en conclure qu’elle n’a pas dit bonjour et que par conséquent il faut en découdre avec elle ? Ou bien faut-il se dire que peut-être elle a ses règles et souffre le martyr, peut-être qu’elle a appris une mauvaise nouvelle, peut-être qu’elle se remet avec peine de sa soirée télé de la veille, soirée durant laquelle elle a regardé les deux premières saisons de la Servante écarlate, etc. ? Et quand bien même elle nous aurait répondu froidement sans raison, doit-on pour autant la prendre en grippe ? Combien de fois avons-nous été un peu froid avec un ami ou un collègue juste parce qu’on était tristes, fatigués ou de mauvaise humeur ? Était-ce une raison de signer la fin de notre amitié ou fallait-il simplement laisser couler sans mettre son cœur et son honneur dans des petites actions sans grande importance ? Si les autres ont été capables de pardon et de bienveillance à notre égard, on doit à notre tour en faire autant.

Solution n° 3 : L’ultime solution que j’ai retenue est présentée comme le dernier recours. Il ne faut pas agir sur le coup de la colère ! Plus le temps passe et plus on dédramatise ce qui nous est arrivé.

Mise en situation n° 3 : Ta petite sœur de neuf ans à qui tu as formellement interdit de toucher à tes affaires, a joué en douce avec tes vernis à ongles et tout est maintenant en miettes. Tu t’en rends compte le matin au moment de partir au travail. Vas-tu prendre le temps de la réveiller à coup de reproches pour lui faire regretter son acte ou bien vas-tu aller à la mine sachant très bien qu’à la fin de la journée tu considéreras cette situation avec lucidité à savoir comme une simple bêtise d’enfant ?

Il n’y a pas de conclusion à cette lecture, ne demeure qu’une multitude d’interrogations et c’est en cela que je peux dire que ce fut une belle lecture. Mais si vous avez lu jusqu’ici, je ne puis vous laisser partir sans vous faire goûter encore un peu de Sénèque, voici donc les derniers mots de son traité :

Tant que nous sommes parmi les hommes, respectons l’humanité, ne soyons pour personne un objet de crainte ou de péril : injustices, dommages, injures, tracasseries, méprisons tout cela, et soyons assez grands pour supporter ces ennuis passagers. Nous aurons à peine regardé derrière et, comme on dit, tourné la tête, que la mort nous aura surpris. (L’art d’apaiser la colère, XLIII éd. Mille et une nuits

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