« Le Roman de Fauvel »

J’ai un amour profond pour la littérature médiévale mais il arrive que cette dernière me déçoive comme ce fut le cas avec Le Roman de Fauvel. Je pensais que j’allais lire un livre à la fois divertissant et édifiant, un livre semblable à Robert le Diable, un roman que j’ai adoré – mais il n’en fut rien. Le Roman de Fauvel ressemble un peu au Roman de la Rose mais en nettement moins bien. Les deux sont des satires qui dénoncent l’hypocrisie et le dévoiement des ordres religieux notamment les ordres mendiants lesquels ont perdu la pureté de leurs ambitions premières. Le roman m’a ennuyée mais je vais tout de même essayer d’en tirer quelque chose.

Une très brève histoire du Moyen-âge religieux

Le début du Moyen-âge européen a vu fleurir des ordres monastiques. Les fondateurs de ces ordres voulaient vivre loin du monde et du bruit, isolés dans un monastère pour prier pour leur propre salut et pour le salut de l’âme de ceux qui étaient happés par la vie quotidienne. Les Cisterciens, par exemple, avaient fait vœu de silence et de chasteté; ils menaient une vie rythmée par les prières et le travail de la terre.

Le temps passant, ces ordres ont pris une grande ampleur et ont représenté un pouvoir aussi important que celui des rois ce qui les a éloigné de leurs idéaux. Bien évidemment, en même temps qu’ils s’écartaient des valeurs qui faisaient leur vertu, ont commencé à fleurir des satires brossant la figure du moine paillard ou du clerc qui ne voit en la religion qu’un fond de commerce.

De manière générale, tout ce qui a pu susciter de l’engouement à une époque finit par être l’objet de satire. C’est d’autant plus vrai en littérature. La floraison de récits de vies de saints, véritable régal pour les lecteurs, est suivie de fabliaux qui mettent en scène des moines peu recommandables.

Un roman satirique

Le Roman de Fauvel s’inscrit dans cette veine. Fauvel est l’allégorie de l’hypocrisie, c’est un cheval de couleur fauve. Les moines et les autres hommes en quête de pouvoir passent leur temps à lui brosser le poil pour s’en faire aimer. Cette fable de Fauvel prévient le dauphin contre l’hypocrisie de la cour et des ordres religieux qui ne servent plus Dieu mais leurs propres intérêts.

Au-dehors, ils prêchent ce qu’il faut faire

Mais oublient de faire ce qu’ils enseignent ;

Au dehors, ils sont suppliants comme des agneaux

Et au-dedans, ils sont cruels comme des loups,

Ils aspirent à ce point aux honneurs

En sacrifiant tout honneur

Que, par leurs déficiences, expirent

Les lois de l’église. (p. 227)

La comparaison des clercs avec des loups n’est pas innocente c’est une référence à la parabole de la brebis égarée. Les fidèles sont souvent comparés à des brebis que le clerc doit guider vers la bonne direction. Quand le guide est lui-même plein de vices et d’arrière-pensées, il menace inévitablement le salut des personnes qui se fient à lui. Cette comparaison politico-religieuse dénonce le fait que les clercs ont dénaturé leur mission : ce sont eux qui sont égarés !

La lecture de la première partie du roman est assez laborieuse. Pour être comprise et appréciée, il faut une solide connaissance de l’Ancien et du Nouveau testament, de l’histoire médiévale, et une bonne culture antique. Si jamais on réussit à survivre à ce début raboteux, il faut garder courage, souffler un peu, la suite est plus digeste.

Une histoire d’amour malheureuse

Fauvel se pique du désir d’épouser Fortune afin que ce mariage le garde des revers de cette dernière. C’est avec une grande lucidité qu’il fait le constat suivant :

Je bénéficie vraiment de la faveur de Fortune, 

Elle tourne complètement dans le sens où je veux ;

[…] Je vois que Fortune est changeante,

Et que c’est une dame qui inspire l’épouvante :

Parce qu’elle veut constamment se renouveler,

Je redoute qu’elle ne se tourne vers moi

Pour me jeter de la position que j’ai atteinte.

p. 315-317

Après avoir consulté ses courtisans, Fauvel va demander la main de Fortune. Elle lui rit au nez puis rappelle au baudet qu’elle est d’une nature supérieure, se marier avec lui serait une mésalliance. Ce passage est particulièrement intéressant puisque c’est l’occasion pour Fortune de dire ce qu’elle est ainsi que l’étendu de son pouvoir.

Je suis la fille du roi des rois

Qui m’a confié l’univers et tous ses troubles […]

J’ai une sœur un peu plus âgée qui s’appelle Sagesse […]

Elle a créé l’univers et moi je le gère

Selon les règles fixées par mon père […]

J’ai au moins une quadruple dénomination :

Mon nom exacte est providence […]

j’ai le pouvoir de tout prévoir longtemps à l’avance […]

Mon deuxième nom c’est Destinée […]

C’est par moi que sont déclarées et prononcées

Les secrètes prescriptions de dieu.

Mon troisième nom est Hasard de l’aventure,

Qui survient fréquemment, pénible ou dur

Par le concours des circonstances ignorées

jusqu’au moment où elles se sont produites ;

Le quatrième nom qu’on me donne est fortune,

car je suis puissante et je sais me battre,

de telle sorte que je renverse […]

les riches, les pauvres, les sages et les sots.

(p. 371-373)

Fauvel ne veut rien entendre, il continue à feindre la passion en utilisant le topos antique du servitium amoris, c’est-à-dire qu’il est esclave de l’amour qu’il porte à Fortune. Cette dernière, telle une domina, dispose du droit de vie ou de mort sur son esclave selon qu’elle lui accorde ou non sa main. Fauvel va même plus loin puisqu’il prétend que la cruauté de Fortune lui fait souffrir le martyre.

Quand je tourne les yeux

Du côté

D’où la flèche

Est venue me frapper, la douleur me consume,

Et elle m’embrase

Et elle m’enflamme

Le cœur qui brûle

Sans que je puisse trouver une parade.

p. 347

Il est amusant de voir combien Fauvel manie bien la rhétorique courtoise. Comme il est par nature hypocrite, son domaine de prédilection est celui des mots car ceux-là n’engagent à rien. Il essaie de créer une réalité en employant des clichés littéraires mais Fortune est perspicace ; elle ne s’en laisse pas conter. Elle est même outrée par l’audace de Fauvel qui la prend pour une femme ordinaire à qui on peut conter fleurette alors qu’elle est de nature divine. Elle rétorque :

Tu as voulu lever trop haut ton étrille,

Toi qui veux épouser une fille de roi !

Te voilà bien attrapé

Toi qui t’es excité sur ce projet !

Si tu avais bien considéré

De qui tu descends, d’où tu viens, qui tu es,

Jamais tu n’aurais conçu une telle entreprise

De t’élever à ce point en dignité

Car tu n’es que fumier et ordure,

Bête de perverse nature,

Qui mets tous tes soins à te nourrir

Et qui bientôt est condamné à pourrir !

[…] Pense que même si on t’étrille et te frotte,

Tu n’es qu’un sac tout plein de merde !

Mais l’orgueil t’a entraîné à tel point

Que tu ne tournes ton esprit vers aucun bien ;

Rien ne t’intéresse, sinon de déployer tes efforts

Pour obtenir la richesse terrestre

Sans arriver à t’en lasser,

Et pourtant tu en possèdes plus qu’assez.

p. 415-491

Bien qu’il soit affublé de tous les défauts, on prend presque Fauvel en pitié car il tente tant bien que mal de s’inscrire dans un registre élégiaque en endossant le rôle de l’amant éconduit. En même temps qu’on a de la peine pour lui, on se rappelle sa nature hypocrite et le passage prend toute sa saveur : il ne faut accorder aucun crédit aux paroles que Fauvel prononce voire, il faut partir du principe qu’il pense tout le contraire de ce qu’il dit.

Après l’avoir repris vertement, Fortune se rend compte qu’elle a utilisé des paroles trop amères. Elle offre donc la main de Vaine Gloire à Fauvel comme lot de consolation. C’est à ce moment que la nature hypocrite de Fauvel se révèle car, alors-même qu’il prétendait mourir d’amour pour Fortune, il accepte gaiment son lot et se marie aussitôt avec Vaine Gloire.

Les deux sens du Roman de Fauvel

Si je n’ai pas pris beaucoup de plaisir à lire Le Roman de Fauvel, je ne peux pas dire que j’ai perdu mon temps. Selon la rhétorique antique, un discours – et plus largement une œuvre – doit répondre à trois objectifs : le delectare (plaire), le docere (enseigner) et le movere (pousser à l’action). Ces notions ne sont pas cantonnées à la rhétorique car même de nos jours un producteur de contenus a tout intérêt à répondre à ce triptyque.

Le recours à l’allégorie permet justement d’y répondre puisqu’il propose différents niveaux de lecture. Le premier niveau est celui de la lecture littérale. Il est question d’un homme-cheval qui demande la main d’une dame très noble. Elle la lui refuse: il en épouse une autre. C’est la lecture la moins exigeante car on considère le texte comme un moyen de se divertir. Elle correspond au delectare.

Le deuxième niveau de lecture est plus allégorique ; elle satisfait l’exigence du docere . Celui qui aime trop les biens terrestres devient hypocrite car il est prêt à raconter n’importe quoi à n’importe qui pour retenir une richesse éphémère. Il omet ainsi de prendre soin du salut de son âme et épouse une gloriole.

Cette lecture invite naturellement le lecteur à faire preuve de prudence face aux personnes qui utilisent des mots trop mielleux pour s’adresser à lui. Grandes sont les chances pour qu’elles le considèrent comme le moyen pour servir leurs fins, autrement dit : « le flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ». La leçon à tirer est qu’il faut se garder des flatteurs ce qui correspond enfin au movere.

La lecture du Roman de Fauvel a tout compte fait été très enrichissante autant d’un point de vue narratif que d’un point de vue stylistique. Le roman est proprement médiéval dans le sens où on perçoit la richesse littéraire de cette époque. Finalement, je n’ai pas été transportée par ma lecture mais elle m’a fortement inspiré l’envie de jouer avec des genres littéraires médiévaux et de leur donner peut-être un nouveau souffle de vie.

Le Roman de Fauvel, éd. Livre de Poche, Lettres gothiques

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