Ce n’est tout de même pas issu de faits réels ! me suis-je écrié après avoir feuilleté quelques pages du roman graphique. J’ai appris avec écœurement que Mangez-le si vous voulez est une adaptation d’un court roman de Jean Teulé qui revient sur un fait divers de 1870. Ce fut une occasion supplémentaire de perdre foi en l’humain.
A l’annonce de la défaite des troupes françaises à Reichshoffen, les habitants d’un petit village de Dordogne sont pris d’une rage meurtrière. Exaspérés par la guerre franco-prussienne et la perte de leurs proches, accablés par la chaleur du mois d’août et la déception des mauvaises récoltes, ils se mettent à lyncher Alain de Monéys, un voisin qu’ils connaissent pourtant bien. Ils le prennent pour un Prussien et restent sourds à toutes ses tentatives de lever le malentendu.
L’histoire commence pourtant dans un cadre bucolique. Alain de Monéys, un jeune homme noble et apprécié de tous, quitte son domaine de Bretanges pour se rendre à la foire de Hautefaye. C’est là que son calvaire commence. Dès que les habitants apprennent la défaite napoléonienne, ils dirigent vers lui toute la haine qu’ils éprouvent contre l’ennemi. Ils commencent à le battre, à le torturer, avant de le brûler vif puis de le manger. Alain de Monéys endosse le rôle de bouc émissaire en servant d’exutoire à leur rage. Son agonie sera longue et sa souffrance terrible. Il perd peu à peu son identité de Français, de voisin et même d’être humain. Ses supplications ne sont pas écoutées, les quelques personnes qui essaient de lui venir en aide ne peuvent rien contre la masse de villageois enragés ; il y a enfin ceux qui ont peur que cette folie meurtrière ne se retourne contre eux et qui préfèrent lâchement fermer leur porte au malheureux.
L’affaire de Hautefaye m’a beaucoup fait penser à un passage de l’Iliade, la comparaison est moins incongrue qu’elle n’y paraît. Après avoir appris la mort de Patrocle, Achille décide de reprendre le combat. Il commence par massacrer un nombre incalculable de Troyens avant de se battre en duel contre Hector. Quand ce dernier sent qu’il a le dessous et qu’Achille lui voue une haine trop forte pour le prendre en pitié et l’épargner, il l’implore de rendre au moins sa dépouille aux siens afin qu’ils lui donnent les derniers hommages et que son âme repose en paix. A cette prière, Achille répond :
Chien, n’implore plus mes genoux, ni mon père ou ma mère :
Vu ce que tu m’as fait, je voudrais avoir le courage
Et l’envie de te manger cru, découpé en rondelles !
Il n’est personne qui écartera les chiens de ta tête,
Même s’il porte ici de quoi mettre sur la balance
Dix ou vingt fois ta rançon, même s’il en promet davantage,
Non, même si le Dardanide Priam donnait l’ordre
D’offrir ton pesant d’or, même ainsi, ta mère vaillante
Qui t’enfanta ne te pleurera pas sur ta couche funèbre :
Les oiseaux et les chiens mangeront tout entier ton cadavre.
Iliade, chant 22 v. 345-354 trad. Philippe Brunet
Alors même qu’il se montre impitoyable envers les Troyens qui implorent sa merci, alors même qu’il fait preuve d’un « cœur de fer », d’une hybris telle qu’il se met les dieux à dos, Achille ne brave pas l’ultime tabou en dévorant Hector. Le refus du cannibalisme préserve l’humanité d’Hector qui n’est pas traité comme un animal dont la viande serait propre à la consommation, elle prouve également l’humanité d’Achille qui renonce à se comporter comme une bête fauve. Les habitants de Hautefaye n’auront pas cette retenue, l’anthropophagie est un moyen d’anéantir complétement Alain de Monéys en profanant même son cadavre. (Je tiens tout de même à signaler que le cannibalisme n’est pas avéré.)
J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman graphique bien que ce soit tiré d’un fait qui a réellement eu lieu. Les planches sont d’une qualité rare, c’est la première fois que je perçois pleinement la dimension esthétique de la BD. On suit pas à pas la lente agonie d’Alain de Monéys. L’histoire, bien que dérangeante, nous apprend beaucoup sur l’impact que peut avoir une défaite militaire sur une foule. Il est d’ailleurs amusant de noter que les assassins n’ont pas su expliquer leur geste autrement qu’en disant qu’ils ont suivi le mouvement de la foule, un peu comme si leur individualité et leur empathie avaient été diluées dans la masse.
Mangez-le si vous voulez d’après le roman de Jean Teulé éd. GELLI
Le drame de Hautefaye, Aurélien Brossé, 30 oct. 2017
Le crime de Hautefaye. Episode 1 : la mécanique du drame. France culture, Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties, 16 déc. 2017
La bataille de Reichshoffen, 6 août 1870, Jérémie Benoît, aout 2005