Depuis l’affaire George Floyd, l’homme noir qui a été tué par un policier le 25 mai 2020 beaucoup de choses ont changé pour moi. Non que je l’aie connu personnellement mais cette triste affaire a mobilisé de nombreuses personnes à travers le monde. Elle a également mis en lumière des luttes qui jusqu’alors étaient inconnues et elle a fait entendre des voix qui n’étaient pas audibles. Mais ceci n’est pas un article journalistique, je n’ai nullement l’intention de faire un état des lieux des mentalités deux mois après l’assassinat de cet homme. Ce que je veux c’est exprimer les réflexions qui me travaillent l’esprit depuis longtemps, et que je me suis enfin décidée à coucher sur le papier.
1. Situation d’énonciation
Tout d’abord qui suis-je ? D’où je parle ? Je ne pourrais pas faire l’impasse sur ce temps de présentation puisque justement ce que je vais montrer c’est comment les différents mouvements qui ont suivi cette affaire m’ont changée. Je suis une femme, je suis noire et je suis française. Ces trois attributs constituent une grande part de mon identité. Mais cette présentation serait incomplète si je me contentais de simples données qu’on peut lire sur ma carte d’identité. Je suis née dans une ancienne colonie française aujourd’hui devenue département d’Outre-mer. Je ne viens pas d’une famille privilégiée, loin de là ; mes parents ne parlent que rarement et très mal le français, je suis donc parfaitement bilingue, j’ai une langue pour la maison et une langue pour l’extérieur. Je ne viens pas d’une famille d’intellectuels pourtant j’ai une licence et un master de lettres classiques. J’ai des centaines et des centaines de livres dans ma bibliothèque. Cependant, je ne pourrais pas garantir que je possède ne serait-ce qu’une vingtaine de livres écrits par des auteurs noirs. Mais ce n’est pas du formatage que j’ai « subi » que je vais parler aujourd’hui.
Depuis l’affaire Georges Floyd, disais-je, beaucoup de voix se sont fait entendre. Parmi celles qui m’ont interpellée, il y a celles qui font le procès des auteurs français et européens qui, officiellement, étaient présentés comme des modèles d’écrivains et des hommes intègres par l’école de la République. De fait, leur part d’ombre a toujours été soigneusement laissée dans l’ombre, et ce de manière si efficace que certains Noirs se mettent à vénérer ces auteurs -le terme n’est pas hyperbolique mais simplement descriptif- certains leur bâtissent des temples et prennent soin de les orner. Et je fuis de ceux-là. Seulement, maintenant, je suis en pleine dissonance cognitive.
Pour les personnes non-noires qui viendraient à me lire, il est possible que vous pensiez que j’en fais trop. Cette comparaison pourra peut-être vous aider à mieux comprendre. Que penserez-vous d’une personne, juive peut-être, qui aurait pour livre de chevet le Mein Kampf, qui passerait son temps à analyser des passages, à en apprendre d’autres par cœur pour goûter à la beauté de la langue allemande mais qui affirmerait qu’elle ne partage en rien les idées défendues ; toutefois, le style d’Hitler a pour elle un certain charme, une énergie qui fait qu’elle ne peut pas renoncer à le lire et le relire ? Comme il manie avec adresse l’allitération, l’anaphore, le chiasme ! Comme ses métaphores filées sont frappantes de beauté ! Et que dire de ses hypotyposes, on croirait presque qu’on assiste aux scènes décrites ! Et cetera.
Je ne nie pas les différences entre les auteurs que je citerai plus loin et Hitler, cette comparaison avait pour but d’illustrer le malaise qui naît de cette situation. C’est avec peine que je distingue l’artiste et son œuvre, si tant est que j’y arrive. Et ce ne sont pas seulement les positions politiques qui sont remises en question. Le titre de mon article n’est pas « que faut-il faire des auteurs problématiques ? » mais je me demande bel et bien ce qu’il faut faire des œuvres qui sont problématiques, qui me posent problème à moi ainsi qu’à d’autres personnes à qui elles n’étaient pas destinées.
2. Trois illustrations du malaise
a. Tolstoï, Anna Karénine
Tolstoï, Anna Karénine. J’ai suivi les aventures de la protagoniste avec un attendrissement mêlé de désapprobation, en tout cas avec un intérêt certain. Je suis à 30 pages de la fin, je m’apprête à crier au génie. Page 823 de l’édition Folio, que lis-je ?
« Mais non, mais non, répondit Serge Ivanovitch, nous voici à bon port sans vous avoir dérangé… Excusez-moi, je suis malpropre, je n’ose pas vous toucher […]. Et voici notre ami Katavassov qui s’est enfin décidé de venir vous voir.
– Ne me prenez pas pour un nègre, dit en riant le professeur, dont les dents blanches brillaient dans un visage empoussiérée ; quand je serai lavé, vous verrez que j’ai figure humaine. »
Voilà pourquoi quand on me demande si j’ai aimé Anna Karénine je suis incapable de répondre oui. Quatre lignes racistes dans un « monument de la littérature mondiale » suffisent à m’horripiler.
b. Fritz Zorn, Mars
J’ai vingt et un ans, je suis en fac de lettres. Je suis un séminaire que j’adore animé par une prof que j’adore. Elle nous recommande une œuvre hors-programme et je me dépêche de la lire. Mars de Fritz Zorn. L’auteur-narrateur-personnage principal est un jeune homme de bonne famille, dépressif et suicidaire. Il décrit en 315 pages sa difficulté à vivre, à être heureux et à trouver sa place dans le monde, son incapacité à nouer des liens forts avec les gens, ses pensées suicidaires qui le rongent, le cancer dont il souffre. Ces lignes, j’aurais pu les écrire car j’étais dépressive et suicidaire également. L’identification à l’auteur est totale malgré les différences abyssales qu’il y a entre nous, c’est la magie de la littérature et des mots. Je suis perplexe car, alors que rien ne le laissait présager, je lis à la page 215 de l’édition Folio :
« Néanmoins, si je meurs avant d’être guéri, alors je n’aurai pas eu cette chance. Alors mon mal m’aura tout bonnement anéanti sans que j’aie jamais eu l’occasion de connaître un autre aspect de la vie que l’anéantissement. Cela aussi est possible. On sait que tout le monde n’a pas une chance. Tous les ans, sans tambour ni trompette, des millions et des millions de nègres et d’Indiens sont anéantis et meurent de faim, de lèpre ou d’une quelconque autre maladie de carence et n’ont pas eu une chance non plus. Je crois cependant qu’il y a tout de même une différence essentielle entre l’un de ces nègres et moi. Ce nègre est tout simplement dévoré par la lèpre, par la peste ou par la faim, sans prendre vraiment conscience de ce qui lui arrive. Sans doute s’étonnera-t-il de son triste sort mais quand il sera étonné pendant un certain temps sans que cela ait donné aucun résultat, il mourra. Il est possible que moi aussi je sois à bref délai dévoré par le cancer ; mais il y aura cette différence avec le nègre que je vois clairement la suite des circonstances qui ont conduit à ma situation présente. J’ai l’impression de savoir très exactement ce qui m’arrive et j’estime que c’est un grand avantage par rapport à la situation du nègre. Même si je suis anéanti par ma situation présente, ma mort sera beaucoup plus humaine que celle du nègre qui finit par crever comme le bétail inconscient. »
Je me suis rendu compte que ce livre ne m’était pas destiné. L’auteur ne s’attendait certainement pas à ce qu’une « négresse » le lise et soit capable non seulement de le comprendre mais de comprendre quoi que ce soit. Je ne me suis pas sentie déshumanisée car je suis consciente de ma valeur en tant qu’être humain, je me suis sentie salie et trahie à cause de la complicité que j’avais tissée avec l’auteur. Ma désillusion était d’autant plus grande que j’avais l’impression d’avoir partagé quelque chose d’intime qui touchait à un mal-être profond.
c. Anouilh, Antigone
Ultime exemple. Je suis en train de relire l’Antigone d’Anouilh. C’est une pièce que j’avais lue quand j’avais seize ou dix-sept ans et j’en avais gardé un excellent souvenir. Je souhaitais la relire une fois adulte avec le bagage intellectuel qui était désormais le mien. Nous sommes à Thèbes. Œdipe, le roi, s’est crevé les yeux et s’est exilé quand il a appris qu’il était un parricide doublé d’un inceste. Polynice son fils a essayé d’évincer Etéocle du trône commettant ainsi une grave atteinte à sa patrie. Créon, leur oncle devenu roi, décrète que quiconque osera offrir une sépulture à Polynice sera condamné à mort. Seulement, Antigone est déterminée à donner les derniers hommages à son frère Polynice. Elle essaie de convaincre sa sœur Ismène de la soutenir dans son projet afin qu’elles accomplissent ensemble leur devoir. Ismène, quant à elle, a peur du châtiment, elle essaie de raisonner sa petite sœur ainsi :
« Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bras, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à la figure. Et il faudra avancer avec leur haine sur la charrette leur odeur et leur rire jusqu’au supplice. Et là, il y aura les gardes avec leurs têtes d’imbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de bœuf – qu’on sent qu’on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu’ils vont comme des nègres et qu’ils feront tout ce qu’on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal… »
Encore une fois, on ne me reconnaît pas la faculté de raisonner ni le sens moral, en somme l’humanité. Qu’on ne vienne pas me mettre les œuvres dans leur contexte de création, qu’on ne vienne pas m’expliquer les engagements des auteurs, bref, les circonstances atténuantes. Cela ne servirait de rien. En effet, ce qui compte c’est la réception des œuvres. Et je les ai fort mal reçues. C’est comme si on m’avait craché à la figure, et comprendre le pourquoi du comment on m’a craché à la figure ne change rien à la souillure que j’ai sur le visage.
En guise de conclusion
Que faire des œuvres problématiques ? Je repose la question car je n’ai toujours pas de réponses qui me satisfasse. Je repense à Kateb Yacine. Un auteur dont je connais très peu l’œuvre et les combats. Je sais que c’est un auteur berbère qui a commencé par écrire son œuvre en français avant de renoncer complètement à écrire dans cette langue pour des raisons politiques. Il a refusé que ceux qui massacraient les siens colonisent son esprit, sa langue et ses productions intellectuelles. J’admire la force de sa conviction pourtant je n’ai pas très envie de l’imiter. Maintes raisons m’en dissuadent, elles sont autant affectives que pratiques, aussi bonnes que mauvaises. Je ne vais pas les lister, je ne veux pas donner l’impression de me justifier ou, ce qui est pire, de m’excuser. Ce que je retiens de cet auteur, c’est qu’il faut connaître sa culture et la valoriser avant toute autre culture.
Alors quelle est ma culture ? C’est justement là que réside le problème. C’est une mosaïque riche d’apports divers et variés. De plus, je conçois la culture comme étant inclusive et non exclusive. J’aurais l’impression de m’appauvrir si je devais exclure un pan de la littérature. Mais alors que faire alors ? La nature a horreur du vide : on ne peut pas se contenter de pointer un problème du doigt sans proposer de solution même imparfaite. Je crois qu’il faut cesser d’idéaliser des hommes. Il ne faut pas se contenter de mettre leurs prises de position problématiques sous le tapis en espérant que les personnes qui marcheront dessus ne se rendront compte de rien. Cela ne fonctionne plus. Des voix se font entendre d’autant plus fort que le message qu’elles portent, les informations qu’elles donnent n’ont jamais été abordées dans une salle de classe. Il faut reconnaître leur humanité aux œuvres et à leurs auteurs. Leurs imperfections. Il faut dire aux élèves qui les découvrent que ces auteurs manient bien la langue mais qu’ils ont des points de vue qu’on ne saurait défendre. Ce n’est pas parce que le temps a passé que les mots ne blessent plus. Bien au contraire ! Mettre en avant le « contexte de l’époque » viendrait à dire que le public de notre époque n’a pas le droit d’être blessé ou choqué. Il faudrait reconnaître la complexité humaine et laisser à chacun le droit d’y prendre ce qui lui plaît et de laisser ce qu’il ne pourrait prendre sans s’humilier. Je terminerai mon propos en empruntant les mots d’un autre. Ainsi, dans Les Identités meurtrières, Amin Maalouf dit :
« Pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute. Si à chaque pas que l’on fait, on a le sentiment de trahir les siens, et de se renier, la démarche en direction de l’autre est viciée ; si celui dont j’étudie la langue ne respecte pas la mienne, parler sa langue cesse d’être un geste d’ouverture, il devient un acte d’allégeance et de soumission. »