L’intrigue
C’est l’histoire d’un jeune homme qui étudie par dépit la littérature anglaise avant de se passionner pour cette discipline et d’y consacrer toute sa carrière universitaire. D’abord volage et vagabond, Roland devient un jeune étudiant très appliqué grâce à l’un de ses professeurs avec qui il entretient une relation privilégiée. Impressionné par l’étendue de ses connaissances et par la passion avec laquelle il enseigne la littérature élisabéthaine, à son tour, il est pris de passion pour cette discipline. Il jouit également d’entretiens particuliers avec ce professeur chez qui il finit par loger.
Cependant, la relation entre les deux hommes n’est pas toujours paisible. Le jeune homme voue à son maître une adoration qui touche presque à la dévotion. Mais ce dernier se montre tantôt affectueux tantôt distant. Roland, redouble donc d’affection et fait tout pour lui plaire. Ne comprenant pas l’attitude ambigüe de son maître, il n’y a qu’à la femme de ce dernier à qui il peut confier son désarroi. Il devine cependant que la jeune femme et son vieux mari cachent un lourd secret.
Le maître révèle enfin son secret à Roland avant que les deux ne se quittent définitivement. En vérité, il est homosexuel ; il est tombé amoureux de Roland mais la morale lui a interdit de vivre son amour. Si, bien heureusement, à notre époque cette révélation n’a rien de choquant ou de scandaleux, au tout début du 20eme siècle l’homosexualité n’était pas monnaie courante, c’était même une orientation sexuelle considérée comme une maladie mentale, une déviance.
C’est l’histoire d’un amour…
Un homme avec un homme
La Confusion des sentiments soulève de nombreuses problématiques. D’une part, la nouvelle montre combien être homosexuel pouvait être difficile et honteux dans les années 20. Non seulement les autres rejettent le professeur à cause de son orientation, mais lui-même se déteste et leur donne raison. Ce n’est qu’avec des prostitués et d’autres personnages de basse extraction qu’il peut avoir des relations intimes. Il a honte d’être ce qu’il est. Il a épousé une jeune femme qui le méprise ; il vit reclus chez lui et n’a pour seul loisir que ses chères études. Bref, La Confusion des sentiments montre la souffrance que cela engendre d’être homosexuel à une époque où il n’y a pas de Gay Pride tous les ans ainsi que l’isolement social qui en découle.
L’amour platonique
Outre l’homosexualité, la nouvelle traite également de l’amour qui peut naître entre un disciple et son maître. Que des jeunes filles tombent amoureuses de leurs professeurs est d’une banalité affligeante. Moi-même, je le dis sans honte aucune, je me suis imaginée vivre des romances avec certains de mes professeurs. C’étaient mon prof d’espagnol au lycée, mon professeur de philosophie ou plus récemment ma prof de littérature comparée à la fac. Je garde de leurs cours d’excellents souvenirs. Ce sont des matières pour lesquelles je me suis passionnée et à l’occasion desquelles j’ai travaillé plus que de raison.
Que Roland tombe amoureux de son professeur est ce qu’il y a de plus naturel. En effet, quand on a l’amour d’une discipline, ce n’est pas surprenant qu’on transfère cet amour vers la personne qui l’incarne. Pour éviter tout malentendu, je préfère préciser que je suis radicalement contre les histoires d’amour réelles et réellement consommées entre maître et disciple. Le fantasme reste de la fiction, c’est-à-dire un espace de liberté totale. Je ne trouve pas cela répréhensible dans la mesure où la relation amoureuse reste platonique. D’ailleurs, Roland lui-même fait cet amer constat :
« Car, lorsqu’une passion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire malgré tout inconsciemment à un accomplissement charnel : dans la possession physique, la nature inventive lui présente une forme d’union accomplie ; mais une passion de l’esprit surgissant entre deux hommes, à quelle réalisation va-t-elle prétendre, elle qui est irréalisable ? Sans répit elle tourne autour de la personne adorée, flambant toujours d’une nouvelle extase et jamais calmée par un don suprême. Son flux est incessant, et pourtant jamais elle ne peut se donner libre cours, éternellement insatisfaite, comme l’est toujours l’esprit. »
L’amour grec
C’est justement cela qui a heurté ma sensibilité, le fait que le maître tombe amoureux de son élève. Autant dans le premier cas on peut se réclamer de Platon notamment de son Banquet où il montre qu’il y a une progression naturelle et souhaitable entre l’amour des beaux corps vers l’amour des beaux discours pour aboutir enfin à l’amour du Beau ; autant cela donne sens au nouveau concept à la mode qui est celui de la sapiosexualité c’est-à-dire le fait d’être sexuellement attiré par des personnes cultivées et charismatiques plutôt que par des personnes dont la première qualité est la beauté ou encore la gentillesse, etc. ; autant j’ai dû mal à comprendre l’intérêt d’un vieil homme pour un tout jeune homme à peine sorti de l’adolescence.
Si l’homosexualité ne me heurte pas le moins du monde, la différence d’âge me gêne ainsi que l’autorité naturelle qu’ont les professeurs sur leurs élèves. Pour avoir enseigné quelques années et avoir eu face à moi un jeune public, je trouve qu’il y a une forme de perversion chez l’adulte qui sexualiserait son élève. Dans le roman, il s’agit d’un professeur d’université et d’un jeune adulte mais la gêne morale reste la même pour moi.
La conception de l’amour présentée dans la nouvelle est très grecque, il recoupe ce qu’on appelle la pédérastie. Claude Mossé la définit ainsi dans son Dictionnaire de la civilisation grecque :
« Il importe d’abord de préciser ce que l’on entend par là. Non pas l’homosexualité, terme d’ailleurs ignoré des Grecs, mais la relation qui s’établit entre un aîné, l’éraste, et un adolescent, l’éromène, relation amoureuse certes, dont le caractère sexuel n’est pas niable, mais qui ne se résume pas à ce seul caractère de relation sexuelle, et surtout n’implique pas un choix exclusif pour ce type de relation. »
C’est sans doute l’aspect culturel de la Grèce antique qui est le plus mal compris à notre époque et manifestement aussi à celle de l’auteur de la nouvelle Stefan Zweig. On accepte difficilement qu’un adolescent ait des rapports sexuels librement consentis avec une personne d’âge mûr et qu’il entretienne avec elle une profonde amitié.
Le jugement moral que je porte redouble paradoxalement mon empathie pour le professeur. Étant donné que moi aussi je le condamne moralement, c’est comme si je faisais partie de ses bourreaux et son isolement est plus profond encore.