[Corneille] Polyeucte, un martyr ou un terroriste ?

Une pièce édifiante

Nous sommes à Rome. Les chrétiens sont persécutés par les Romains qui voient en eux des impies se moquant complètement de la loi. Félix, le gouverneur, a ordonné de nombreuses persécutions contre la communauté chrétienne. Il convainc sa fille Pauline de se marier à Polyeucte ; Pauline consent à obéir à son père bien qu’elle soit amoureuse de Sévère, un homme courageux mais hélas sans fortune : de fait, son sens du devoir filial est plus fort que ses sentiments. Parce que ce renoncement lui coûte, il fait d’elle une véritable héroïne de tragédie.

La situation devient encore plus compliquée quand Polyeucte décide de se convertir au christianisme et, comme tout nouveau baptisé, il est plein de ferveur. Il décide de renverser des statues païennes lors d’une cérémonie religieuse commettant ainsi un blasphème. Il est aussitôt arrêté et son complice est mis à mort sous ses yeux. Félix a de la peine à faire exécuter son gendre, il s’interroge tout de même :

Et lorsqu’on dissimule un crime domestique,

Par quelle autorité peut-on, par quelle loi,

Châtier en autrui ce qu’on souffre chez soi ?

Voyant que toute tentative d’apaiser Polyeucte est vaine, il ordonne son exécution : son amour pour le pouvoir l’emporte sur sa tendresse pour sa fille. Polyeucte quant à lui préfère mourir en martyr au nom de valeurs plus nobles plutôt que de mener une vie insipide à vouloir plaire à des hommes qui pensent être les rois du monde alors qu’ils honorent des statues en bois et des divinités pleines de vices.

Cette pièce de Corneille s’inscrit dans une tradition de récits de martyrs, elle connait d’ailleurs un grand succès. Elle était destinée à un public exclusivement chrétien qui ne pouvait que voir en Polyeucte un héros puisque sa mort n’a pas été vaine : sa foi était si forte et si belle qu’elle a immédiatement converti son épouse Pauline et Félix, son beau-père. Enfin, la pièce de Corneille n’appelle pas à mourir en martyr, la religion chrétienne est assise en Europe depuis longtemps, on est loin du temps des persécutions. Le public ne prend donc aucun risque, il n’est appelé à aucune action : la pièce est simplement récréative.

Polyeucte, un terroriste ?

Polyeucte soulève une problématique moderne, voire d’une actualité brûlante. Le devoir qu’on a envers notre Dieu est-il plus fort que celui qu’on a envers les lois de notre patrie ?

FÉLIX

As-tu donc pour la vie une haine si forte,

Malheureux Polyeucte, et la loi des chrétiens

T’ordonne-t-elle ainsi d’abandonner les tiens ?

POLYEUCTE

Je ne hais point la vie et j’en aime l’usage,

Mais sans attachement qui sente l’esclavage,

Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens ;

La raison me l’ordonne, et la loi des chrétiens,

Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre,

Si vous avez le cœur assez bon pour me suivre.

FÉLIX

Te suivre dans l’abîme où tu te veux jeter ?

POLYEUCTE

Mais plutôt dans la gloire où je m’en vais monter.

La réponse que propose le dramaturge ne laisse pas de place à l’optimisme. Bien qu’on puisse dire que la pièce connait une fin heureuse dans la mesure où le martyre de Polyeucte permet la conversion de deux personnes, il n’en demeure pas moins que ce même Polyeucte a décidé de négliger ses devoirs maritaux et citoyens pour un monde dont l’existence ne repose que sur la foi. Bref, il a décidé de se détacher de la société. Mais là s’arrête notre comparaison avec un kamikaze. Même si la perspective de mourir ne lui fait pas peur et même le réjouit puisqu’il sera considéré comme plus méritant par Dieu selon ses calculs, Polyeucte ne tue personne. Il brise et anéantit symboliquement les idoles païennes.

Une pièce à faire étudier dans les écoles ?

J’arrive à apprécier Polyeucte en tant que production du 17ème siècle. La langue me touche, les images me frappent, les dilemmes me travaillent mais je ne vois pas comment la pièce peut être abordée par un jeune public. Je crains qu’elle ne suscite des vocations à cause de sa morale contestable à notre époque. Il aurait peut-être fallu que les personnages sur scène blâment Polyeucte au lieu de le couvrir de fleurs et de suivre son exemple.

J’aime croire qu’un objet littéraire ne meurt pas et qu’il enseigne toujours quelque chose au lecteur qui le tient entre ses mains. Mais y a-t-il des œuvres qui vieillissent puis finissent par mourir – celles-là même qui ne peuvent être lues que si on comprend parfaitement l’époque de leur production ?

En tout cas, je doute qu’un enseignant ose faire étudier cette pièce à ses élèves. Surtout après la décapitation du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, horresco referens. Peut-être y a-t-il dans cette réserve de l’auto-censure, peut-être est-ce juste de la prudence.

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