Nombreuses sont les raisons de lire Quatrevingt-treize. Tout d’abord, c’est le dernier roman de Victor Hugo, l’auteur est au sommet de son art et manie avec adresse l’art de la description et du dialogue. Ensuite, c’est une occasion de comprendre l’histoire de France à travers la fiction – même si au milieu de l’ouvrage on assiste à une conversation mouvementée entre Robespierre, Danton et Marat qui sont tous trois révolutionnaires mais n’ont pas du tout le même projet politique. Pour le premier, les ennemis sont les royaumes voisins de la France, pour le deuxième, l’ennemi est à l’intérieur du pays, plus précisément en Vendée où se trouvent de nombreux partisans à la monarchie. Pour Marat enfin, l’ennemi est partout dans les rues et dans les cafés parisiens.
Dans Quatrevingt-treize, Hugo nous donne à voir ce qu’est la guerre civile, au-delà de grandes théories sur l’usage légitime ou non de la violence. Il se focalise sur les conséquences de ces changements de régime sur le paysan obligé d’abandonner sa serpe pour prendre les armes, mais aussi sur les femmes et les enfants qui deviennent de simples dommages collatéraux.
Trois genres d’hommes
1793 est une année terrible. Une année de terreur qui méritait à elle seule un roman, Quatrevingt-treize. Quatre ans après la prise de la Bastille, la France est à feu et à sang, les partisans de la royauté et ceux de la république se la disputent. Les combats vont jusqu’en Vendée où s’organise une forte mouvance anti révolutionnaire. Pour nous rendre compte de ces événements, Victor Hugo nous propose de suivre trois parcours d’hommes qui incarnent chacun une vision du patriotisme.
Lantenac
Le marquis de Lantenac est comme on peut s’en douter, un fervent royaliste. Alors même que c’est un vieil homme, il fait preuve de courage et de sang-froid. Il manie les armes et le langage à la perfection. C’est un homme taiseux mais qui agit avec adresse. Comme c’est un homme d’action, Victor Hugo en fait rarement le portrait. Ses actions et ses prises de parole qui sont rares mais toujours efficaces parlent pour lui. Il n’hésite pas à faire fusiller homme et femme quand il estime que le châtiment est juste. Ainsi, il a une forte idée de ce qu’est le bon ordre du monde et des actions à mener pour maintenir cet ordre. Le marquis de Lantenac est profondément attaché à la monarchie qui symbolise pour lui l’ordre et surtout la grandeur de la France. Il défend les privilèges attachés à la noblesse car ce sont les justes prix que doivent recevoir ceux qui ont donné leur sang pour défendre leur patrie. C’est lui qui est à la tête des armées royalistes de Vendée et qui mène les opérations pour repousser les Républicains.

Gauvain
Vient ensuite Gauvain. Bien qu’il soit le neveu de Lantenac, il est du camp adverse. Il est l’homme fort des Républicains et livre une terrible guerre contre son oncle. Gauvain est un rêveur, un idéaliste, un poète – témoignage de son jeune âge ? Il rêve qu’un jour, hommes et femmes seront égaux, et qu’il n’y aura plus de différences entre les hommes, peu importe leur statut social. C’est au nom de ces idéaux d’égalité et de fraternité qu’il fait la guerre contre son sang tant il est persuadé que ces idéaux adviendront. Il refuse naturellement les compromissions et les actions contraires à sa pensée. Bref, il est prêt à mourir pour la cause car il la croit profondément juste. Le défaut de sa qualité (ou la qualité de son défaut) est qu’il est sensible à la peine d’autrui ce qui le rend enclin au pardon.
Cimourdain
Cimourdain vient compléter ce triptyque. C’est avec passion que Victor Hugo en fait le portrait. Cimourdain est un vieux prêtre défroqué, un républicain chevronné qui déteste les hommes et adore l’humanité. Il hait la royauté et abhorre la noblesse ce qui le rend capable de tous les sacrifices, de tous les crimes pour servir la cause. Le seul être qu’il aime c’est Gauvain, le fils spirituel dont il a été le précepteur. Son caractère qui le rend presque inhumain fait qu’en même temps qu’il aime tendrement Gauvain, il craint que ce dernier n’ait pas la cruauté nécessaire pour être un héros.
Les mécanismes du drame
La guerre, une affaire d’hommes
Pour faire une épopée, il faut une terre à défendre et des hommes forts et déterminés. Les paysans ont troqué leurs haillons et quitté leurs champs pour se faire soldats et mourir sur le champ de bataille. Le cadre bucolique qu’est la Vendée devient propre aux actions épiques et aux hauts faits d’armes. Les hommes s’entretuent et là où la force manque, la ruse aide.
Gauvain et Cimourdain jubilent, il sentent qu’après avoir pourchassé Lantenac, ce dernier est défait. Après que le marquis et ses hommes ont résisté dans une Tourgue pendant deux heures – deux heures qui leur ont semblé être des jours – ils sont obligés de fuir l’ennemi. Alors qu’il s’apprête à s’enfoncer dans les bois pour aller chercher de l’aide et lever une autre armée d’hommes prêts à mourir pour défendre la monarchie, quelque chose arrête sa course.
… qui touche aussi les femmes
Quatrevingt-treize est plus qu’une épopée, c’est un drame. Pour faire un drame, il faut des dilemmes qui révèlent le cœur des hommes. Au tout début du roman, Lantennac avait ordonné qu’on fusille une femme parce qu’elle se trouvait parmi des républicains. Et cela, alors même qu’elle était mère de trois enfants en bas-âge dont un qu’elle venait à peine de sevrer. Cette femme, Michelle Fléchard, n’était en réalité ni royaliste ni républicaine mais une pauvre paysanne obligée de fuir son village après le massacre de son mari et d’autres villageois. Elle avait été recueillie pour son malheur par des républicains. Elle survécut miraculeusement à sa blessure à la poitrine mais souffrait terriblement du manque de ses enfants.
Quatrevingt-treize n’est pas seulement le récit des actions épiques des hommes. Le roman raconte également le parcours de cette mère devenue presque folle mais pourtant déterminée à retrouver ses enfants. Son parcours est proprement épique tant par la durée de sa quête que par les sacrifices qu’elle a dû faire pour la mener. Quand elle est à deux doigts de les revoir enfin, elle se rend compte qu’ils ont été enfermés dans la Tourgue (une espèce de tour) et que la Tourgue est en flammes. C’est son hurlement de fatigue, de peur et de douleur qui arrête Lantenac. Il se trouve que ce dernier détient la clé qui ouvre la pièce où les enfants sont enfermés. Ou bien il laisse les enfants brûler vifs et il mène à bien la résistance des royalistes contre les républicains ou bien il fait demi-tour pour sauver trois innocents mais dans ce cas il deviendra le prisonnier des républicains, sera aussitôt guillotiné et mettra fin à un régime politique auquel il croit.
Ah ! mon Dieu ! mes enfants ! ce sont mes enfants ! Au secours ! au feu ! au feu ! au feu ! Mais vous êtes donc des bandits ! Est-ce qu’il n’y a personne là ? Mais mes enfants vont brûler ! Ah ! voilà une chose ! Georgette ! mes enfants ! Gros-Alain, René-Jean ! Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qui donc a mis mes enfants là ? Ils dorment. Je suis folle ! C’est une chose impossible. Au secours ! […] Au feu ! je crie au feu ! on est donc des sourds qu’on ne vient pas ! on me brûle mes enfants ! arrivez donc, vous les hommes qui êtes là. Voilà des jours et des jours que je marche, et c’est comme ça que je les retrouve ! Au feu ! au secours ! Des anges ! dire que ce sont des anges ! Qu’est-ce qu’ils ont fait, ces innocents-là ? moi, on m’a fusillée, eux on les brûle ! qui est-ce donc qui fait ces choses-là ? Au secours ! sauvez mes enfants ! est-ce que vous ne m’entendez pas ? une chienne, on aurait pitié d’une chienne ! […] On est donc des monstres ! c’est une horreur ! L’aîné n’a pas cinq ans, la petite n’a pas deux ans. Je vois leurs petites jambes nues. Ils dorment, bonne sainte Vierge ! la main du ciel me les rend et la main de l’enfer me les reprend. Dire que j’ai tant marché ! Mes enfants que j’ai nourris de mon lait ! moi qui me croyais malheureuse de ne pas les retrouver ! Ayez pitié de moi ! Je veux mes enfants, il me faut mes enfants ! C’est pourtant vrai qu’ils sont là dans le feu ! Voyez mes pauvres pieds comme ils sont tout en sang. Au secours ! Ce n’est pas possible qu’il y ait des hommes sur la terre et qu’on laisse ces pauvres petits mourir comme cela ! au secours ! à l’assassin ! Des choses comme on n’en voit pas de pareilles. Ah ! les brigands ! qu’est-ce que c’est que cette affreuse maison-là ? On me les a volés pour me les tuer ! Jésus misère ! je veux mes enfants. Oh ! je ne sais pas ce que je ferais ! Je ne veux pas qu’ils meurent ! au secours ! au secours ! au secours ! Oh ! s’ils devaient mourir comme cela, je tuerais Dieu !
Les raisons de lire Quatrevingt-treize sont nombreuses, ce passage en fait certainement partie. D’abord, parce qu’alors même que le ton de l’ensemble du roman est très grave, la menace de Michelle Fléchard de tuer Dieu est tristement amusante, inattendue et absurde. Ce passage explique à lui seul l’absurdité de la guerre, à plus forte raison de la guerre civile. La guerre apparaît non plus comme l’occasion de révéler des héros mais plutôt de mettre à mort des saints innocents. Il est aussi intéressant parce que la volonté humaine semble impuissante face aux éléments : les soldats qui sont dans la Tourgue n’ont pas la clé qui permettrait de libérer les enfants. Il n’est plus question de courage ou de force mais d’humanité, de pitié et de sacrifice. Enfin, parce qu’il pousse à se demander si la conviction qu’on a de défendre une idée juste est suffisante pour faire laisser mourir des enfants.